jeudi 12 avril 2012

Pavillons lointains, Mary Margaret KAYE




Dans ce sublime roman, on parcourt au fil des pages l’histoire de l’Inde en tant que province de l’empire britannique à travers la vie d’Ashok. Né Ashton Hilary Akbar Pelham-Martyn « aux abords d’un col de l’Himalaya », Ash est un Angrezi (Anglais). Son père, Hilary Pelham-Martyn un botaniste, ethnologue et linguiste profite de ses recherches pour voyager dans l’Inde « anglaise » du milieu du XIXe et surtout établir des rapports sur l’administration de la compagnie des Indes Orientales. Ashton est élevé par Sita, sa mère nourricière et domestique d’Hilary, après le décès en couche d’Isobel Ashton.
En direction de Delhi, après la mort d’Hilary et d’Akbar (ancien officier indien et ami d'Hilary), Sita constate que leur crainte d’une violente rébellion était justifiée. En pleine guerre de Crimée, l’empire britannique se soucie peu de ses provinces, financièrement comme socialement et regarde d’un œil absent les prémices de soulèvements. Assujettis, dépossédés et contraints, la situation des Indiens relève de la poudrière. Les cipayes se soulèvent (mercenaires engagés par les Britanniques) en 1857, massacrent les feringhis (étrangers), les Rana (rois) dépossédés se vengent, bref le chaos est total.
Dans ces conditions, Ashton devient Ashok, fils de Sita sous son ordre et ils fuient vers les montagnes pour éviter le massacre. Ils s’arrêtent à Gulkote, petite principauté coupée du monde aux frontières nord du Penjab. Gulkote représente un havre de paix pour nos deux compères, loin des affres de la rébellion, jusqu’à la naissance du fils de la Nautch ( "danseuse" du Cachemire), concubine du Rana de Gulkote. Ce jour-là, le fils ainé du Rana, Lalji, échappe de peu à une tentative d’assassinat grâce à Ash qui est engagé de suite au Hawa Mahal, le Palais des vents, au service du Yuveraj, Lalji. 
On découvre alors toutes les coutumes présentes au palais, de la place des femmes (épouses, concubines, filles) au Zenana à l’éducation des princes et princesses en passant par la découverte des Sati, veuves brûlées vives sur le bûcher mortuaire de leur époux, les courtisans et les intrigues de cour qui enveloppent le palais et le royaume entier.
Vite prisonnier du joug du Lalji, Ash avorte plusieurs tentatives d’assassinat envers le jeune prince. Sa perspicacité le menace de mort et averti par son amie, la petite princesse Anjuli, dit Kairi (« petite mangue pas mûre »), Ash doit fuir le palais avec Sita. Fuyants jusqu’au Penshawar, il se voit remettre par Sita les lettres d’Hilary, sa destination et son identité.
Ash se retrouve envoyé en Angleterre, accompagné du Colonel Anderson. L’auteur expédie en quelques pages les années passées dans les collèges anglais tout en traitant du choc des cultures. Dans le rapport avec les domestiques par exemple ; en Angleterre les règles sont austères pour Ash qui n’a pas le droit de partager ses repas, ni son temps libre avec eux tandis qu’en Inde le statut de domestique est plus que compatible avec celui d’ami, de confident.
Suit alors son retour aux Indes, formé comme un Angrezi de 19 ans, sa première histoire (et naufrage! ) d’amour avec Belinda, jeune Anglaise rencontré à bord du bateau de retour et son entrée dans les Guides, sorte de cellule spéciale de l’armée britannique aux Indes. Ash, devenu rapidement Sahib, attire l’attention de ses supérieurs et le respect de ses soldats. Son comportement d’Indien perturbe ses officiers qui n’œuvrent que pour la gloire de l’empire britannique en dépit parfois de tout bon sens. Ash garde en mémoire la leçon la plus importante inculquée par son père « Quoi que tu sois par ailleurs, reste juste. Ne fais que ce que tu voudrais qu’on te fît. Jamais, en aucune circonstance et envers qui que ce soit, tu ne dois manquer à l’équité. » 
Loin du cliché manichéen bon/méchant, Indien/Anglais, Ash n’est pas le défenseur d’une Inde écrasée par l’oppression britannique pour son auteure. Il est pour nous le regard d’un natif qui défend sa culture, comprend le point de vue des ses amis britanniques et tente de leur donner les clefs de compréhension de la culture indienne, imprégnée de tant d’autres depuis des siècles. Ash n’est pas un parti pris mais l’idée de la justice dans une période de l’histoire de l’Inde si bouleversée. Cette optique construit l’ensemble du roman à travers plusieurs découpages du récit. Les périples du jeune Ashok au palais de Gulkote à son entrée dans l’armée, des déboires amoureux à la survie de son amour pour Anjuli jusqu’à la guerre afghane, notre héros mûri en respectant ses propres lois.
Le roman nous tient constamment en haleine. Les aventures de notre héros sont autant politiques que sentimentales avec l’amour naissant (et prévisible) envers Anjuli, en danger à la mort de son époux, le Rana de Bhitor (je n’en dévoile pas plus !). Au-delà de la simple histoire d’amour dans cette partie du roman, c’est les pures traditions indiennes qui sont ainsi décrites par l’auteure. De la négociation de la dot à la somptueuse cérémonie du mariage, les couleurs et parfums orientaux nous happent loin de notre propre culture. 
Les personnages secondaires ont une importance non négligeable, autant britanniques qu’indiens. Ils mènent leur propre combat dans lequel Ash se retrouve parfois piégé, parfois engagé de son plein gré. Des amis aux ennemis, l’auteur dresse de magnifiques portraits d’hommes et de femmes attachés à l’Inde britannique, se démenant pour une vie libre. La liberté (face au devoir) est, selon moi, la clef de voûte de ce roman, le message subliminal du récit.
L’on reconnait un auteur brillant à la fluidité de son écriture malgré un sujet vaste et complexe. M.M. Kaye nous transporte avec un naturel brillant dans des contrées et une époque dont, personnellement, j’ignorais presque tout. Les données géographiques, historiques comme le vocabulaire arabe (petit glossaire présent en fin de livre) sont denses mais glissées avec tact dans le récit. (Une carte de l’Inde britannique, pour les plus studieux, est à garder sous la main pour mieux suivre Ash dans ces pérégrinations.) 
Petit bémol néanmoins, les coquilles ! Mon édition en est parsemée et gêne de temps en temps la lecture, notamment pour les noms et prénoms des personnages secondaires (très nombreux et aux consonances étrangères, donc pas forcément facile à retenir). Une légère inattention du lecteur et on s’imagine un nouveau personnage à cause d’une coquille.

Bref, un livre à lire et relire, un délicieux biscuit à consommer sans modération !!!

Pavillons lointains, M. M. Kaye, Albin Michel, Livre de poche, trad. Maurice-Bernard Endrèbe, publié en 1978, ed. présente sept. 2011, 1045 p.